L’information en temps de guerre et la politique du bouc émissaire

Lorsqu’un conflit entre États, un acte terroriste, une pandémie ou tout autre événement mettant à mal l’équilibre sociétal survient, les personnes les plus vulnérables et dont les droits et libertés sont les plus fragiles sont souvent les premières victimes…

Introduction

Lorsqu’un conflit entre États, un acte terroriste, une pandémie ou tout autre événement mettant à mal l’équilibre sociétal survient, l’ensemble des garanties construites par un État peut s’effondrer aussitôt avec, comme premières victimes, les personnes les plus vulnérables et dont les droits et libertés sont les plus fragiles. Dans de telles situations, ce sont nos sociétés dans leur ensemble qui montrent leurs fragilités avec, au premier plan, la démocratie et l’état de droit, notre économie et notre société de l’information. C’est ce dernier point qui retiendra davantage notre attention tout au long de cet article, parce que tous les conflits internationaux nous le rappellent : l’information est (et c’est le cas de le dire) le nerf de la guerre.

L’information en temps de guerre

En commençant par Sun Tzu il y a 2500 ans jusqu’à la guerre en Ukraine et à Gaza, en passant par les différentes guerres mondiales, les génocides et la guerre froide ; la gestion de l’information apparait comme un enjeu central dans les conflits. Dans l’histoire, des exemples de manipulation de l’information par l’une ou l’autre partie prenante à un conflit ne manquent pas. Si l’objectif de cet article n’est pas d’établir de manière exhaustive l’histoire des conflits internationaux et la manière dont l’information est utilisée par les belligérant·es, il est en tout cas intéressant de voir que le phénomène ne se limite pas à une région du monde en particulier, ni à une quelconque forme de pouvoir et que cela peut être le propre de l’état agresseur, comme de l’état agressé. Peu importe donc de savoir qui est l’agresseur et l’agressé : l’information est utilisée comme une arme de guerre à part entière.

S’il paraît certain que les médias sociaux jouent un rôle de plus en plus central dans la propagation de l’information et posent des questions très complexes de vérification et de justesse des informations, la presse écrite, la télévision et la radio restent les moyens privilégiés par les différents gouvernements en cas de diffusion d’informations durant un conflit. En effet, les deux objectifs principaux poursuivis par les États dans ce cas sont surtout de construire un récit commun auquel devront adhérer l’armée et les citoyen·nes et de protéger les intérêts du pays sur la scène internationale. Ainsi, la manipulation de l’information commence d’abord au sein même de l’État ou du groupe armé, afin de motiver les troupes, rallier les indécis·es, construire un narratif qui pourrait justifier la prise d’armes et, dans les cas les plus extrêmes, à pousser à commettre des violations du droit international. Or, l’information est aussi manipulée au-delà du groupe armé : il est ici question d’assurer que l’image de l’État concerné ne soit pas entachée par le conflit dans sa globalité ou par certains événements de celui-ci. L’État peut donc faire en sorte de nier certains faits établis par la communauté internationale ou de réduire autant que possible les images disponibles (parfois en s’attaquant aux journalistes, alors que tout devrait être mis en œuvre pour les protéger), mais aussi en partageant ce narratif permettant de défendre tout ce qui pourrait se passer durant le conflit. La frontière entre ces deux objectifs distincts est un peu floue et l’on tentera souvent de satisfaire les deux en même temps, mais l’objectif est clair : toute l’information utilisée doit servir à nourrir le récit qui a été construit. Une fois construit, le récit peut donc pousser à commettre toutes les horreurs de la guerre et les justifier…

Le mécanisme du bouc-émissaire

Dans la poursuite de ces deux objectifs, les États peuvent avoir recours au mécanisme « du bouc émissaire ». Il s’agit de déshumaniser l’adversaire en le rendant responsable de tous les problèmes, au travers de différents moyens : désinformation, propagande, suppression de la presse indépendante, ou encore théories du complot. Récemment, nous avons pu notamment entendre le gouvernement russe qualifier les dirigeants ukrainiens de « nazis », ou encore le gouvernement israélien qualifier les palestiniens d’« animaux humains ». Par ailleurs, le mécanisme du bouc émissaire peut aussi advenir lorsqu’un problème reste sans solution facile ou que la solution ne plaît pas.  Il s’agit alors de manipuler l’information pour désigner un·e autre responsable afin de trouver une explication rassurante à un problème que l’on ne contrôle pas.  Nous pouvons à titre d’exemple citer l’affaire Dreyfus, accusé à tort de comploter contre la France ; le peuple juif, érigé en cible humaine plusieurs fois dans l’histoire, dont lors de la Shoah ; etc.

En réalité, un bouc émissaire n’est pas une personne ou un peuple pris au hasard. L’objectif est de choisir un groupe qui faisait déjà l’objet de critiques et préjugés, donc déjà fragilisé, de telle sorte qu’il soit plus facile de faire accepter que ce peuple soit responsable d’un nouveau malheur[1]. On voit en quoi le mécanisme du bouc émissaire répond au double objectif de la manipulation de l’information : une fois le bouc émissaire identifié, le récit qui en découle permet à la fois de justifier les événements sur la scène internationale, tout en créant un objectif commun qui permettra de rallier les foules et motiver les troupes. Ainsi, puisque le problème est créé par « eux », le « nous » n’a qu’à être solidaire pour écarter le problème.

L’exemple de l’offensive russe en Ukraine est particulièrement révélateur de la manière dont l’information peut être manipulée lors d’un conflit armé : en prétendant qu’ils attaquaient pour empêcher un prétendu génocide en cours en Ukraine et en érigeant l’Ukraine et ses alliés à des nazis, Poutine a tenté de se faire passer pour un libérateur en humiliant et déshumanisant sa cible. Le fait que le narratif ne résiste pas aux faits (et aux décisions judiciaires, notamment de la Cour internationale de justice) et qu’il ne soit que très peu convaincant pour toute une série de personnes sur la scène internationale n’enlève malheureusement rien au fait que le récit construit par la Russie a réussi à en convaincre certain·es que « tout n’est pas non plus parfait en Ukraine »[2]. Peu importe ce qu’il adviendra du conflit, sur le plan judiciaire et/ou militaire, la manière dont l’information est modifiée à l’extérieur de la Russie et bloquée à l’intérieur du pays a en tout cas permis d’influencer l’opinion publique sur ces événements.

Le mécanisme du bouc-émissaire est d’autant plus effrayant lorsque l’objectif est d’éliminer le peuple ainsi érigé en cible. Nous pouvons à ce titre citer le cas du Rwanda, où la manipulation de l’information et des moyens de communication ont joué un rôle dans le génocide de 1994. Alors que la guerre civile frappait au Rwanda, les accords conclus poussent le gouvernement Huttu à interdire de continuer à propager des messages de haine et de propagande sur « Radio Rwanda », radio officielle du gouvernement. Cela a poussé à la création de la « Radio Télévision des Milles Collines », une radio privée qui va devenir très populaire, mais très rapidement contrôlée par les autorités Huttu afin de partager des messages anti-Tutsi et aller jusqu’à pousser au crime, en identifiant notamment certaines cibles et les endroits où les Tutsis pouvaient être trouvé·es.[3] Il s’agit d’une propagande très puissante, institutionnalisée et structurée dont le schéma ne se reproduit que trop souvent : la Shoah constitue l’exemple parfait, mais d’autres événements ont également vu se reproduire cette même mécanique : en ex-Yougoslavie, au Kosovo, en Chine, etc.

Conclusion

En période de conflit, où les fausses informations se diffusent encore plus rapidement qu’en temps de paix, chaque État trouve son intérêt à gérer les informations disponibles, quelle que soit sa position dans le conflit. Il est cependant important de se rendre compte que les intentions ne sont pas toujours identiques d’un pays à un autre et que, bien que les systèmes d’informations soient propres à chaque gouvernement, autoritaire ou démocratique, la manière dont l’information est utilisée en temps de guerre n’est souvent qu’un trop bon indice de la manière dont les médias sont traités en temps de paix.

Si certain·es pourraient penser qu’il ne s’agit ici que des « règles du jeu » et que le problème est inévitable, il est important de rappeler à quel point l’enjeu est fondamental, tellement les conséquences sont diverses et les solutions compliquées. Cela mène à une méfiance envers les autorités politiques, médiatiques et scientifiques mais surtout à une remise en question de nos droits les plus fondamentaux : la liberté d’information et la liberté d’expression.

Il reste évident que les situations de crises (économiques, sécuritaires, sociales, etc) remettront toujours en question des équilibres déterminants de nos sociétés (parfois pour en acquérir de nouveaux), mais il existe des mesures importantes qui doivent être prises par les États, telles que des mesures assurant une presse libre et indépendante, la transparence, l’accès à l’information, la protection des journalistes de guerre et de la pluralité et de la diversité des médias. Des responsabilités reposent également sur les acteurs privés, et notamment les plateformes à l’instar de Facebook, accusé d’avoir créé un environnement propice à la commission de violences en 2017 au Myanmar.

En guise de conclusion, l’examen de la manipulation de l’information en temps de conflit et du recours au mécanisme du bouc émissaire met en lumière la fragilité de nos sociétés face à la désinformation et à la propagande. Cependant, au-delà de simplement reconnaître ces défis, il est crucial d’adopter des mesures concrètes pour y faire face. Cela nécessite une collaboration étroite entre les gouvernements, les médias, les plateformes en ligne et la société civile pour promouvoir la transparence, la vérification des faits et la protection des libertés fondamentales. En investissant dans l’éducation aux médias et en renforçant les mécanismes de régulation, nous pouvons espérer ériger un rempart contre la manipulation de l’information et construire des sociétés plus résilientes et démocratiques.

Dorian Smets et Sarah Verriest.


[1] Perrineau, P. (2022). La logique du bouc émissaire en politique : usages et mésusages de la notion d’anti-fascisme. Cités, 91, 113-120.

[2] Herrmann, I. (2024). Le glissement sémantique de « fascisme » à « nazisme », anecdote ou synecdoque ? Analyse conceptuelle et historique de la propagande poutinienne. Relations internationales, 197, 29-44

[3] https://www.concordia.ca/research/migs/resources/rwanda-radio-transcripts.html

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