Le langage : outil de militantisme et de préservation de la paix

Chaque année, de nouveaux mots et concepts apparaissent : la langue est continuellement en évolution. Parmi ceux-ci, certains visent à visibiliser des luttes sociales ou à remplacer des mots trop discriminants par des mots plus respectueux.

« Eurocentrisme »[1], « mansplaining »[2], « volontourisme »[3], ou encore « climato-sceptique » : de nouveaux mots apparaissent chaque année pour qualifier de nouvelles réalités, mettre en lumière des luttes sociales ou des mouvements sociaux.

Par ailleurs, d’autres mots, tels que « clandestin » ou « handicapé » sont à présent remplacés dans l’espace public au profit d’autres, tels que « sans-papier » ou « personne en situation de handicap ».

Comment émergent les néologismes propres à certains mouvements de société ? Pourquoi employer d’autres mots ? Plus largement, le langage peut-il être politique ?

Nous verrons dans cette analyse que le langage n’est jamais anodin. Tantôt porteur de stéréotypes, tantôt servant à mettre en lumière certaines réalités vécues, le langage peut accentuer les discriminations ou les combattre. Le langage utilisé est un outil important pour promouvoir la paix et le vivre ensemble. 

La dimension performative du langage

Pour le philosophe J.L. Austin, le langage n’est pas un outil neutre : il « agit » dans le monde.

En effet, lorsque nous nous exprimons, nous exprimons en fait tout un système de pensée, des valeurs, une idéologie politique, car les mots sont porteurs d’une signification sociocognitive qui va véhiculer un certain imaginaire, une perception de la réalité.  Par exemple, lorsque nous parlons d’une personne « expatriée », nous avons plutôt en tête l’imaginaire d’une personne blanche ; tandis que le terme « immigréꞏe » renvoie plutôt à une personne racisée dans les imaginaires. Si l’un ou l’autre de ces termes est utilisé dans un discours sur l’immigration, cela créera dès lors un impact différent. 

Dans le champ de la sociologie et de l’anthropologie, on dit que le langage a une dimension performative, que l’on peut définir comme « l’impact des paroles sur les interlocuteurꞏrices ».  Cela est développé dans l’ouvrage de J. Butler « Le pouvoir des mots – politique du performatif ». Dans cet ouvrage, au départ de l’analyse de discours de haine et d’injures, elle avance que le langage a le pouvoir d’affecter la représentation que les personnes ont d’elles-mêmes, menacer leur vie et leur être même ; d’où la nécessité de prendre la mesure du pouvoir des mots. 

L’imaginaire véhiculé par certains mots dépendra évidemment du contexte d’utilisation, ainsi que de la situation historique.  Par exemple, le fait d’utiliser du vocabulaire lié à la colonisation et à son histoire revêt actuellement un caractère péjoratif, discriminant, paternaliste, voire raciste, qu’il n’avait pas à l’époque coloniale. Mais des mots comme « barbare », « sauvage », « civilisé », etc. sont parfois toujours d’usage dans les médias, sur Internet, ou dans les paroles quotidiennes de tout un chacun, parfois sans que l’on se rende compte de ce qu’il a pu signifier.

Ensuite, le fait d’utiliser un terme spécifique à une situation donnée peut contribuer à rendre compte d’une réalité bien spécifique vécue par certaines personnes, comme le terme « féminicide » par exemple.

Pour toutes ces raisons, le langage a une prise majeure sur les rapports sociaux et le vivre ensemble.

Le langage comme outil militant

De par sa capacité à porter et à imposer des imaginaires, le langage a un potentiel impact politique.  Pour l’écrivain F. Fanon , « la langue est une technologie de pouvoir » : les mots ne sont jamais anodins et peuvent renforcer les structures de domination ou les révéler. Par exemple, dans les années 90, le terme de « sans-papiers » a émergé, alors que jusque-là on parlait de « clandestins », qui portait une connotation péjorative. 

Par ailleurs, pour les sociologues P. Bourdieu et L. Boltanski, le langage a la capacité de faire exister un certain vécu. Certains mots participent aux enjeux de visibilité et invisibilité des luttes sociales.

Le langage est donc une ressource pour les militantꞏes, afin de mettre en lumière certaines réalités. 

Émergence des néologismes

La langue évolue en permanence, elle n’est jamais stabilisée.  Chaque année, des centaines de « néologisme », des nouveaux mots, apparaissent, dépendamment de faits sociaux et historiques. Durant les deux dernières années, nous avons par exemple vu émerger les termes de « déconfiner » ou d’«antivax », dans le contexte de la pandémie, ou de « éco anxiété », « décarboniser » et « consom’acteur »4, qui cristallisent les inquiétudes liées au changement climatique. 

De nouveaux mots peuvent également être créés ou abondamment utilisés par des mouvements militants et, ce, dans plusieurs buts :

  • dénoncer des pratiques (comme « greenwaashing », ou « mansplaining ») ;
  • accroitre la visibilité des minorités (comme le terme « queer »5) ;
  • appeler au changement politique.

Recourir à certains néologismes peut aussi augmenter le clivage et la polarisation des opinions et présenter un adversaire (comme l’usage du terme « climato-sceptique »).

À titre d’exemple, nous pouvons tout d’abord relever le mouvement ouvrier, qui, confronté au langage, aux savoirs, à la culture des classes dominantes (la bourgeoisie), revendiquait le fait d’avancer vers l’émancipation et de gagner en pouvoir d’agir collectif. Par le biais de toute une série d’institutions populaires, un mouvement de réappropriation linguistique par les classes populaires a alors eu lieu.  Cela a eu pour fonction de refabriquer de la langue légitime aux yeux même de la « classe ouvrière », ce qui participait aux capacités de celle-ci à défendre ses droits et sa dignité. 

Un second exemple où la langue est centrale dans un mouvement militant est celui de la décolonisation.  D’une part, pour les populations anciennement colonisées, il s’agit de réaffirmer la valeur de leur propre langue et culture, face à l’imposition de la langue des colons qui complétait un processus colonial de domination militaire, policière et économique.  D’autre part, certains mots ont émergé dans les mouvements militants, afin de dénoncer des pratiques qui allaient contre l’idée décoloniale, comme les termes de « white saviorism »6 ou d’«eurocentrisme » .  

Enfin, à titre de troisième exemple, nous pouvons parler du mouvement féministe, qui a également fait émerger son lot de nouveaux termes, tels que «mansplaining » ou « sexisme ». Le terme de « harcèlement sexuel » est également un terme qui a émergé, afin de mettre en lumière une expérience qui, par le passé, n’était pas nommée. 

Ces trois exemples montrent à quel point la bataille pour l’égalité des droits s’accompagne d’une bataille idéologique, mais aussi linguistique. Chaque mouvement militant passe donc par une capacité de réinvention ou de réaffirmation d’un langage qui porte les intérêts sociaux de personnes dominées et leur permet de reprendre place dans leur propre processus d’émancipation.  Il s’agit in fine d’un processus démocratique, qui permet de faire émerger les problématiques rencontrées par une frange de la population.

Récupération des langages militants…qui doivent continuellement se réinventer

Il y aurait une bataille sémantique qui oppose les pouvoirs dominants et les contre-pouvoirs.

En effet, les discours militants, ou « contre-discours » vont obliger les discours dominants à bouger, à inclure les réalités portées par certains mouvements sociaux.

Or, il peut arriver que les discours dominants parlent à la place des personnes concernées, ou s’obstinent à ne pas mettre en lumière leurs luttes.  On parlera dans ce cas d’une dynamique d’invisibilisation. 

Il peut également arriver qu’une dynamique d’appropriation des langages militants se produise, afin de les mettre au service du langage dominant.  Dans « Le Nouvel Esprit du Capitalisme », les sociologues L. Boltanski et E. Chiapello expliquent en effet que le capitalisme récupère à son profit les critiques qui lui sont adressées, les intégrant dans le discours dominant et les mettant à son service. Par exemple, l’expression de « développement durable », qui portait à la base une charge critique, est aujourd’hui utilisée à tous va afin de continuer à développer une activité économique, tout en se ventant de préserver la planète. 

Les mouvements militants doivent donc toujours retravailler leur discours, afin de continuer à visibiliser les réalités vécues.  C’est ainsi que le terme de « greenwashing » a par exemple émergé, afin de dénoncer cette réappropriation du développement durable par l’économie contemporaine.

Pistes de visibilisation des langages militants

Pour les citoyenꞏnes, il est nécessaire de se renseigner sur le contexte d’émergence des mots que l’on utilise, afin de prendre conscience du poids que cela peut avoir dans le vivre ensemble7.

Pour les organisations de la société civile, il est intéressant de faire un travail sur le langage utilisé, afin de ne pas véhiculer de stéréotypes. Dans ce contexte, l’éducation permanente a un rôle central, car elle permet d’informer et d’outiller des personnes dans un objectif émancipateur.  Il est aussi intéressant de mener un travail intellectuel sur la déconstruction du langage dominant et de revalorisation du langage dominé au moyen de journaux, livres, formations, cours, conférences, débats, ou encore de mise en valeur de multiples formes d’expressions culturelles et populaires (chansons, rap, théâtre populaire,…).

Ensuite, des démarches peuvent également être entreprises au niveau du plaidoyer politique.  Pensons par exemple à la loi qui vient d’être adoptée le 29 juin dernier sur le féminicide, et qui permet à présent de faire exister légalement ce concept.

Il s’agit aussi et surtout de préserver et de créer des espaces de débat et d’échange, afin que des citoyenꞏnes puissent échanger, discuter et agir.  Bref, pour pouvoir continuer à mettre en lumière des vécus, déconstruire des stéréotypes et promouvoir la paix et le vivre ensemble.

Sarah Verriest.


[1] Idéologie ou pratique, consciente ou non, de considérer que les préoccupations, les cultures et des valeurs européennes (et plus généralement, occidentales) comme universelles.

[2] Explication faite par un homme à une femme sur ce qu’elle doit faire ou ne pas faire par condescendance sur le simple fait que cette dernière soit une femme.

[3] Forme de tourisme alternatif consistant à proposer ses services à des populations défavorisées au cours d’un séjour à l’étranger

4 Consommateur qui, par ses choix d’achat, entend peser sur l’offre des producteurs et devenir ainsi un véritable acteur du marché, dans le but notamment de sauvegarder la planète.

5 Personne dont l’orientation ou l’identité sexuelle ne correspond pas aux modèles dominants.

6 Le fait qu’une personne blanche aide une personne non blanche de manière à flatter son égo.

7 Voir à ce sujet :

Lexique de termes décoloniaux, du CNCD

Les mots du contre-pouvoir.  Petit dico féministe, antiraciste et militant, de Féministe toi-même.

Dictionnaire des dominations, du Collectif Manouchian, Jessy Cormont, Saïd Bouamama, Yvon Fotia

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