Le défi de la médiation au 21e siècle : L’expertise de Pierre Hazan 

À l’ère des bouleversements géopolitiques et des crises mondiales, la médiation s’avère être un outil essentiel pour parvenir à la paix et à la justice. Pierre Hazan, avec son riche parcours allant des Nations Unies à l’Afrique et l’Europe, nous offre un éclairage unique sur les enjeux actuels de la médiation. Dans cet article, nous explorerons ses perspectives sur les défis de la paix, la place cruciale de la justice et le rôle que la Belgique et sa société civile peuvent jouer dans ce vaste échiquier international. 

La Belgique, située au cœur de l’Europe, a toujours été un carrefour des idées, des cultures et des conflits. Aujourd’hui, alors que le monde est confronté à des défis sans précédent, des figures comme Pierre Hazan jouent un rôle crucial dans la médiation et la recherche de solutions durables aux conflits qui déchirent les nations. Son expertise, forgée dans les zones de conflit les plus sensibles, le place au cœur des débats sur la justice, la paix et les dilemmes moraux que doivent affronter les médiateurs. Mais au-delà de l’expertise de M. Hazan, il y a une prise de conscience collective qui s’impose : les questions de paix et de justice sont intrinsèquement liées, et leur résolution nécessite une approche globale et multidimensionnelle. 

Alors que le monde est en pleine mutation, avec la montée de nouvelles puissances et la remise en question des structures internationales existantes, la Belgique, en tant que membre de la communauté internationale, a un rôle à jouer. La société civile belge, riche de ses diverses communautés, peut apporter une contribution significative en soutenant les efforts de médiation, en renforçant les liens avec les pays avec lesquels elle a des liens historiques et en promouvant une culture de la paix et de la tolérance. Les citoyens belges, quant à eux, peuvent s’impliquer de différentes manières, que ce soit par le biais d’initiatives de solidarité, de plaidoyer ou simplement en se tenant informés et en engageant le dialogue avec leurs pairs. 

En fin de compte, la paix n’est pas l’affaire de quelques-uns, mais de tous. Dans un monde interconnecté, la résolution des conflits dans une région a des répercussions sur une autre. La Belgique, avec son riche héritage de médiation et de dialogue, est bien placée pour contribuer à cet effort mondial pour un avenir plus pacifique et plus juste. 

Présentation de Pierre Hazan 

Pierre Hazan est Conseiller Senior auprès du Centre des Nations Unies pour le dialogue humanitaire à Genève, l’une des principales organisations actives dans la médiation de conflits armés. Depuis mars 2022, il est fellow à l’Académie Robert-Bosch – une fondation allemande basée à Berlin. Pierre Hazan a aussi travaillé au Haut-Commissariat de l’ONU pour les droits de l’homme et a collaboré avec les Nations Unies dans les Balkans. Il a travaillé dans de nombreuses zones de conflit particulièrement en Afrique, dans les Balkans, au Proche-Orient et en Europe. 

Son nouveau livre, paru en septembre 2022, s’intitule Négocier avec le diable, la médiation dans les conflits armés. Dans les processus de paix, un certain nombre de questions se pose. C’est ce qui a poussé notre interlocuteur à écrire ce livre sur les limites morales que doit se fixer un médiateur. En ce moment, il travaille sur le passé colonial et les initiatives prises en Europe pour affronter ce passé compliqué et ses conséquences pour les afro-descendants.   

  • La plupart des processus de paix se soldent par l’usage d’amnisties pour une série de crimes. Celles-ci n’alimentent-t-elles pas souvent un régime d’impunité et de frustrations ? Bien qu’il soit possible d’aboutir à la cessation des hostilités et violences de guerre, peut-on s’y fier pour la consolidation de la paix ?  

Il n’existe pas de formule magique dans les processus de paix. L’une des difficultés essentielles réside dans le fait que l’on souhaite à la fois construire un état de droit qui implique forcément de punir les personnes qui ont commis des atrocités telles que des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ; et de l’autre côté, un processus de paix implique d’avoir autour de la table des gens responsables de graves crimes. Dès lors, il y a une tension entre deux buts : la justice et la paix qui sont aussi nécessaires l’une que l’autre. L’enjeu est de ne sacrifier ni la paix, ni la justice, mais au contraire de les articuler le mieux possible.  

Dans un processus de paix, une tension provient de l’articulation entre la recherche de la paix et la justice que Pierre Hazan a tenté d’explorer au travers de ses publications. La justice elle-même peut être décomposée en un ensemble de satisfactions et de besoins tels que :  

1. le droit à la vérité mettant en lumière les exactions qui ont été commises ; 

2. le droit à la réparation (financière, individuelle, communautaire, symbolique, mémorielle, sous forme d’excuses) ; 

3. les garanties de non-répétition ; 

4. les processus de démilitarisation, démobilisation et réintégration ; 

5. les garanties de protection de minorités ; 

6. l’exercice de la justice pénale, que celle-ci soit nationale, internationale ou hybride.  

  • Dans les processus de paix, la justice pénale joue un rôle particulier. Est-elle, à elle seule, indispensable pour rétablir une paix durable ? Ne peut-elle pas être, elle-même, un obstacle à la construction de la paix (justice des vainqueurs VS justice concertée) ? 

Il est évident que si l’on dit au président Poutine qu’il va se retrouver enfermé à La Haye, cela ne va pas l’inciter à négocier, pour autant qu’il en ait envie. La situation pendant la guerre en Bosnie-Herzégovine était différente. Le président serbe Slobodan Milošević fut un acteur clef à la Conférence de Dayton en décembre 1995 qui a mis fin à la guerre. Ce n’est que bien plus tard, dans le contexte de la guerre du Kosovo en 1999 que Milosevic a été inculpé pour crime de guerre et crime contre l’humanité et par la suite, emprisonné et jugé à La Haye. 

Chaque situation est singulière et il n’y a pas de formule magique ni pré-établie. Prenons l’exemple de l’Argentine. Lorsque l’Argentine est devenue une démocratie en 1983, des dirigeants de la junte sont jugés, ce qui provoque des remous dans l’armée qui menace de reprendre le pouvoir. Devant la crainte d’un nouveau putsch, le processus judiciaire à l’encontre des militaires accusés de milliers de disparitions forcées s’est arrêté. S’en est suivie par la suite la création d’une Commission vérité, puis une loi d’amnistie, dit « du point final ». C’est seulement des années plus tard qu’une brèche est apparue dans le processus d’impunité, avec la question des disparitions forcées qui constitue un crime continu, permettant de poursuivre à nouveau les auteurs présumés. Dès lors, le mur d’impunité s’est écroulé.  

En l’espace de vingt ans, l’exemple argentin montre qu’une société a utilisé successivement des processus de justice pénale, de justice restorative, une loi d’amnistie avant de retourner à la justice pénale. Cela montre qu’une société est un corps vivant, avec ses tensions et ses contradictions et que les politiques à l’égard du passé ne cessent d’évoluer. Aujourd’hui, l’Argentine est le pays qui a jugé le plus d’auteurs de crimes à l’exception de l’Allemagne.  

  • Le bon médiateur doit-il toujours envisager de négocier avec « le diable » (des criminels « avérés » ou des organisations terroristes) ? Quelle serait la limite en termes de concession à ne pas franchir pendant les conflits armés ? Quelles sont les méthodes et moyens afin d’éviter les risques de se faire instrumentaliser ?  

C’est seulement une analyse scrupuleuse qui déterminera si une médiation a des chances d’obtenir des résultats concrets. L’enjeu est d’identifier avec les belligérants quelles sont « les portes d’entrées » qui permettent ici ou là de soulager les populations ou de faire avancer un processus de paix.  Prenons des exemples concrets.  

Entre la Russie et l’Ukraine, il n’est pour le moment pas question d’un processus de paix. Ceci dit, les deux parties s’étaient mises d’accord sur les exportations de céréales ukrainiennes et russes afin que certains pays, principalement dans la Corne de l’Afrique, ne risquaient pas une famine. Cet accord qui a été mené par une médiation turco-onusienne a été reconduit à deux reprises, mais la Russie a — pour le moment — mis un terme.  On le voit : les parties se battent sur le champ de bataille, mais peuvent à un moment donné convenir d’un accord sur un point particulier, jugeant pragmatiquement qu’elles y ont intérêt. 

Les médiateurs peuvent se trouver face à des questions morales très complexes. Par exemple, lorsque des politiques de déplacement forcés de populations sont mises en œuvre ( les «  nettoyages ethniques »), est-ce-que les Nations unies, le CICR ou d’autres organisations doivent faciliter des déplacements de population pour sauver des vies, même si, d’une certaine manière elles font le jeux des purificateurs ethniques et se trouveraient bien malgré elles complices d’un crime de guerre ? ou doivent-elles mieux s’abstenir au risque que des gens meurent ? 

Une autre question terriblement complexe, c’est de savoir ce qui peut être sacrifié au nom de la paix. Les médiateurs doivent-ils cautionner, par exemple des accords de paix qui sacrifient les droits des femmes, comme cela est arrivé au Sahel et ailleurs ? D’un côté, des accords de paix sauvent des vies et permettent de reprendre une vie sociale et économique. De l’autre côté, les droits d’une partie importante de la population sont niés. Est-ce acceptable ? 

Les accords de Dayton que nous évoquions plus haut et qui ont mis fin à la guerre en Bosnie sont un autre exemple des défis moraux qui peuvent se posent aux médiateurs. Ces accords de paix ont accouché d’un État dysfonctionnel au cœur de l’Europe sans rien régler sur le fond. La guerre a été gelée au lieu d’offrir une véritable paix. Aurait-t-on pu faire mieux ? Aurait-il fallu réécrire les accords de Dayton ? Ces questions montrent la complexité des dilemmes que j’ai explorée dans mon dernier livre. 

  • Quels sont les défis et l’impact de l’établissement d’une stratégie de justice transitionnelle au sein des états encore en période de conflit ? Nous pensons notamment à la politique de justice transitionnelle (adoptée en janvier 2023) en République démocratique du Congo ? 

Pour rappel, la justice transitionnelle est un ensemble de processus et mécanismes mis en œuvre pour tenter de faire face à des exactions massives qui ont été commises. Ces processus peuvent prendre plusieurs formes et être tant judiciaires que non judiciaires. La justice transitionnelle a plusieurs piliers tels que la recherche de la vérité (dont les célèbres commission vérité), les poursuites judiciaires, les réparations, les garanties de non-répétitions et les réformes institutionnelles.  

Si l’on ne parle que des commissions vérité, plus de trente d’entre elles ont été créées depuis la fin de la guerre froide – les plus connues étant celles d’Afrique du Sud, d’Argentine, du Chili, du Salvador, et du Maroc. Si certaines commissions vérité et réconciliation ont été totalement perverties (on peut penser à celle de Gambie et du Burundi), d’autres ont donné des résultats importants (comme en Afrique du Sud notamment). Les commissions sont, par nature et du fait de leur composition, liées à la société et aux régimes politiques qui les ont créées. Il est dès lors important qu’elles ne soient pas instrumentalisées politiquement, avec le risque que cela conduise à des résultats aux antipodes de ceux recherchés. Pour éviter ce risque d’instrumentalisation, il faut des garanties d’indépendance et d’impartialité qui seules permettent d’avancer vers une réconciliation dans des sociétés divisées ou sortant d’une période de répression. 

  • Le nouvel ordre mondial en mutation semble être en intense autorégulation (je ne comprends pas ce terme ici).  Après la crise covid-19 et la guerre en Ukraine, le moment de remise en question de la structure des Nations Unies sur le plan démocratique est-il arrivé ?  Ne faudrait-il pas nous attendre à une nouvelle reconfiguration géopolitique mondiale avec la montée du « Sud-global » et l’implication de la Chine ?  

Constatons que le Conseil de Sécurité des Nations Unies est paralysé du fait de l’opposition entre les trois membres permanents occidentaux (Etats-Unis, France et Grande-Bretagne) et de la Russie et la Chine. Il y a eu de nombreuses tentatives de réformer le Conseil de sécurité pour le rendre plus démocratique, mais elles ont toutes échoué. Nous nous trouvons face à un Conseil de sécurité qui reflète le monde de 1945, pas celui de 2023.  

Aujourd’hui, du fait des tensions internationales, les Nations Unies sont en voie de marginalisation en matière de paix et de sécurité. L’autorité même du Secrétaire Général de l’ONU est contestée. Depuis 1945, les normes étaient pour l’essentiel façonnées par un monde occidental hégémonique. Ce n’est plus le cas. Nous sommes dans un monde multipolaire, où le multilatéralisme est en recul.  Le grand enjeu est celui de reconstruire un éthos global, mais nous en sommes à des années-lumière. Comment façonner des règles du jeu commune dans un monde aussi fragmenté, aussi divisé que le nôtre ?  

On est dans un processus de délitement de l’ordre international que l’on a connu qui n’a pas encore mené à la création d’un autre. C’est un moment à la fois d’opportunités mais aussi de lourds dangers. Les budgets d’armement ne cessent de grimper. Cette période offre ponctuellement des perspectives de médiation. La Chine, par exemple, a mené une médiation permettant que l’Arabie saoudite et l’Iran renouent. On a vu des avancées aussi au Proche-Orient, même si l’escalade en cours — au moment où nous parlons — risque de les remettre en question.   

En quoi ces enjeux de paix nous concernent-ils en Belgique ? Que peuvent faire la société civile belge et les citoyens belges pour soutenir ces enjeux depuis la Belgique ?  

Nous vivons dans un monde interdépendant. Les pandémies, la migration, les ressources naturelles et le défi climatique pour ne prendre que quelques exemples, nous obligent à penser au-delà de nos frontières nationales. Se recroqueviller sur un espace national alors que les défis sont internationaux n’a guère de sens. Il est important d’être concret, chacun à sa mesure. Les sociétés civiles ont un rôle clef à jouer, car elles ont la faculté de mettre à l’agenda des thématiques, d’interpeller les politiques, de faire bouger les lignes. La Belgique a aussi une histoire coloniale. Ce qui lui confère à la fois des liens et une responsabilité particulière avec certains pays afin de construire un avenir ensemble.  

En conclusion, le parcours et les réflexions de Pierre Hazan, Conseiller Senior auprès du Centre des Nations unies pour le dialogue humanitaire à Genève, nous invitent à une profonde réflexion sur le processus complexe du voir-Juger-Agir dans la médiation des conflits armés. 

En observant le contexte international, il est indéniable que les défis de la paix et de la justice dans un monde en mutation sont de plus en plus pressants. La tension entre la recherche de la paix et la quête de justice est manifeste, comme le souligne M. Hazan. La médiation avec des acteurs perçus comme des « diables » ou des criminels avérés peut sembler contre-intuitive, mais elle peut aussi être nécessaire pour atteindre la stabilité et éviter de nouvelles violences. 

La justice transitionnelle, un élément clé des processus de paix, doit être mise en œuvre avec précaution pour éviter l’instrumentalisation politique. Les exemples de réussites et d’échecs montrent l’importance d’une indépendance et d’une impartialité rigoureuses pour atteindre les résultats attendus. 

Quant à la reconfiguration mondiale en cours, elle pose des questions essentielles sur l’avenir des Nations Unies et le rôle de la société civile. Les normes et les acteurs de la médiation évoluent, et il est impératif d’explorer de nouvelles voies pour résoudre les conflits internationaux de manière efficace. 

En Belgique, en tant que citoyens, nous pouvons jouer un rôle en restant informés, en soutenant les initiatives de la société civile et en encourageant le dialogue avec notre propre gouvernement pour contribuer aux efforts de paix à l’échelle internationale. Les liens spéciaux entre la Belgique et certains pays lui confèrent une responsabilité particulière dans ce domaine, et il est crucial de les utiliser de manière constructive. 

En somme, le travail de Pierre Hazan et les questions soulevées dans ce texte nous rappellent que la paix et la justice sont des objectifs complexes qui nécessitent une approche nuancée et adaptée aux circonstances spécifiques de chaque conflit. Le voir-Juger-Agir devient ainsi un guide essentiel pour ceux qui s’efforcent de construire un monde plus pacifique et plus juste. 

Louise Lesoil & Patrick Balemba.

Facebook
Twitter
LinkedIn
Print
Email

Dans l'actualité

Restez informé·e·s

Inscrivez-vous à notre newsletter en ligne et recevez une information mensuelle complète.

Engagez-vous à nos côtés !

Nos actus péda dans votre boîte mail ?

Remplissez ce formulaire pour être tenu·e au courant de nos actualités pédagogiques (formations, outils pédagogiques etc.)

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Prénom - Nom