La technologie sauvera-t-elle la planète ?

L’histoire de l’humanité est marquée par la technique, mais cette dernière a connu une accélération sans précédent à notre époque moderne. Aujourd’hui plus que jamais, nos décideurs s’en remettent à la technologie face à la catastrophe écologique en cours. Au centre de ces innovations se trouve le numérique présenté comme la solution. Alors, croyance ou réalité ?

Face à la crise écologique, nos décideurs s’en remettent à la technologie et au numérique. Quel projet de société derrière tout ça ?

L’homme et la technique

Le développement d’outils et de techniques complexes caractérise l’humain. Les premiers outils permettent à l’humain préhistorique d’améliorer sa qualité de vie en facilitant la pêche, la chasse, l’habillement, etc. Le développement des techniques va ensuite permettre l’élevage et l’agriculture ainsi que la maîtrise progressive de la métallurgie. « La technique a ainsi joué un rôle moteur dans l’évolution de l’homme, transformant ses conditions matérielles d’existence et le faisant entrer dans le temps de l’invention ininterrompue[1] ». Peu à peu, l’humain transforme son rapport à la nature. D’un rapport de contemplation et d’harmonie, il en arrive au rapport de prédation et d’exploitation propre à notre époque moderne industrielle. Ce basculement prendrait ses racines dans la révolution scientifique du XVIIe siècle qui consacra la toute-puissance de l’homme sur la nature. Il sera ensuite accentué par les différentes révolutions industrielles. L’apparition des machines et de la mécanisation ont constitué une révolution majeure qui facilita grandement la vie des hommes[2] renforçant encore leur domination sur la nature. Si l’essor de la technique et les gains en productivité inédits du XXe siècle nous ont permis d’élever notre niveau de vie, nous prenons dramatiquement conscience aujourd’hui du prix écologique qu’il a fallu payer pour cela.

La technique, bonne ou mauvaise ?

Ce qui nous a mené au chaos écologique actuel, selon le philosophe Heidegger dans « La question de la technique », « c’est donc moins le développement de la technique qu’une manière de donner sens au monde et aux choses[3] ». Il y explique que la technique sensée être « dévoilement » est devenue « provocation » en ce sens qu’elle impose sa propre loi à la nature. Il met en garde l’homme moderne par rapport à la technique et son rapport d’exploitation de la nature. Il le somme de ne pas oublier les autres modes de dévoilement de la nature à travers la célébration, la contemplation, l’harmonie, etc. S’il poursuit dans cette voie prédatrice, l’homme moderne nous dit Heidegger en 1949, sera lui aussi victime de cette logique utilitariste et perçu comme un fonds, une ressource exploitable à des fins de profit.

La technique a de tout temps suscité des controverses, car les usages que les hommes en ont fait a révélé le meilleur et le pire. François Jarrige, professeur en histoire contemporaine, identifie la ligne de fracture entre les partisans de la technique et leurs détracteurs : les premiers la considèrent comme un outil neutre et donc ne pouvant être questionné, tandis que les seconds la voient comme un outil de domination et de pouvoir. Le Pape François, dans son encyclique Laudato Si (2015) développe un plaidoyer fort critique sur le paradigme technocratique. Selon lui, « les objets produits par la technique ne sont pas neutres parce qu’ils créent un cadre qui finit par conditionner les styles de vie et orientent les possibilités sociales dans la ligne des intérêts de groupes déterminés[4] ».  Nous le voyons avec la pénétration du numérique dans tous les aspects de notre vie où une poignée d’acteurs s’accaparent des bénéfices financiers colossaux pesant lourd dans les rapports de pouvoir.

Tout à la digitalisation !

Aujourd’hui plus que jamais, les hautes technologies semblent constituer pour nos responsables politiques la solution aux crises que notre monde traverse. Le Pacte Vert pour l’Europe leur fait la part belle. Dans tous les plans de relance et textes stratégiques de nos politiques, les technologies numériques et leurs dérivés (IA, Internet des Objets, cloud, etc.) se hissent au même rang que la transition écologique. « La transition vers la neutralité climatique nécessite également des infrastructures intelligentes[5] ».  Dans le plan de relance belge, la digitalisation est le pôle qui a reçu l’enveloppe financière la plus élevée, soit 26,6% des dépenses du plan[6]. Les objectifs annoncés sont la lutte contre la cybermenace, la numérisation des services publics et le développement de la 5G. Il est intéressant de noter que l’on retrouve 886 occurrences du mot « numérique » dans ce plan de relance ! Transition verte et transition numérique semblent aller de pair.

Plus qu’un outil, le numérique apparait comme une fin en soi. Il ne faudrait surtout pas être en retard sur les pays voisins dans la course à la digitalisation. La 5G est-elle à peine advenue que l’on parle déjà de la 6G voire de la 7G. Cette accélération sans précédent semble avoir omis de se questionner sur le projet de société recherché, sur les objectifs et finalités qui sous-tendent le déploiement de ces technologies. « Il n’est pas permis de penser qu’il est possible de défendre un autre paradigme culturel, ni de se servir de la technique comme d’un pur instrument, parce qu’aujourd’hui le paradigme technocratique est devenu tellement dominant[7]» nous dit le Pape dans son encyclique écologique Laudato Si.

Et pourtant, nous sommes en droit de nous interroger sur le bien-fondé de cette transition numérique[8]. Rien ne vient en effet confirmer jusqu’à présent que le numérique ait permis de réduire l’empreinte écologique de l’humanité. Au contraire, il s’agit du secteur où les émissions de gaz à effet de serre augmentent le plus. « Rapportée à l’empreinte de l’humanité, la progression des indicateurs des impacts du numérique (énergie, GES, eau, électricité) se montre bien plus rapide que la majorité des autres secteurs de l’économie[9] » peut-on lire sur le site du Service Public de Wallonie sur base des données de Green.It France.

Pourquoi la technique ne suffira-t-elle pas ?

La prolifération de discours technophiles aujourd’hui, repris ardemment par nos politiques, est sans doute à mettre en lien avec l’ampleur et l’urgence de la catastrophe écologique. Dépassés, apeurés, il est tentant de se laisser séduire par des mirages technologiques. Philippe Bihouix dresse un inventaire intéressant[10] de ces théories, des cornucopiens (du latin cornu copiae, corne d’abondance) pour qui les ressources naturelles sont disponibles à l’infini, aux techno-esclavagistes pour qui les NTIC vont permettre de remplacer le travail humain, en passant par les utopies anthropo-augmentistes qui trouvent leur apogée dans le transhumanisme.

Nous pensons, comme Philippe Bihouix, que les promesses technophiles ne se réaliseront pas, car elles sous-estiment trois phénomènes importants[11] .

Le premier est la dimension des systèmes. Notre société repose sur des macro-systèmes (énergie, transport, industrie, etc.) que l’on ne transforme pas facilement. S’il est facile d’empiler un système sur un autre, il est beaucoup plus compliqué de le remplacer. « C’est pourquoi, par exemple, au-delà des enjeux techniques ou financiers, le développement d’un réseau énergétique à l’hydrogène est loin d’être évident ; l’effort de déploiement, de remplacement des pipelines, des installations portuaires, des zones de stockage, des raffineries, des stations-service, etc. par leur équivalent hydrogène, est bien plus important qu’il n’y paraît et n’a rien avoir avec l’installation de quelques milliers de stations de base de téléphonie mobile[12] ».  Si des prouesses peuvent être réalisées à petite échelle, nous dit Bihouix, comme créer une maison à partir d’une imprimante 3D, leur généralisation n’aura sans doute jamais lieu.

Le deuxième élément est la question des ressources naturelles non renouvelables dont ces technologies dépendent et le lien systémique entre énergie et ressources. Toute technologie est matérielle même si on tend à l’occulter dans le cadre du numérique. Elles dépendent d’énergie (charbon, pétrole, gaz) et de métaux de plus en plus spécifiques pour fonctionner. Pensons aux 60 extraits de minerais qui composent un smartphone. Et ces ressources tendent à se raréfier. Elles sont moins abondantes qu’avant, plus difficiles d’accès et les découvertes diminuent alors que les projections futures montrent une hausse importante de la demande pour celles-ci. Le recyclage des métaux, qui pourrait compenser, se heurte à la complexité croissante de nos objets et sera insuffisant pour répondre à la demande.

Le troisième élément est le coût du déploiement de ces technologies. « Combien de ces technologies seront économiquement accessibles à nos sociétés » ? questionne Bihouix. Bénéficieront-elles des investissements nécessaires pour être déployées à grande échelle alors que nos services publics sont déjà sous-financés ? Dans bien des cas, le prix se révélera prohibitif et limitant.

Enfin, la logique économique capitaliste qui structure notre monde aujourd’hui empêche certaines technologies d’être utilisées à bon escient, c’est-à-dire en faveur du bien commun. « Le monde abonde en innovations brillantes qui mériteraient d’être employées en tant que moyens pour maîtriser la crise écologique, mais qui pourtant ne le seront jamais puisqu’elles vont à l’encontre des exigences d’accumulation[13] ».

Retrouver les finalités de notre société

En tant que citoyen, nous ne sommes pas consultés à propos de l’arrivée de nouvelles technologies. Nous ne sommes pas intégrés dans les processus de prise de décision qui déterminent quelles technologies feront partie de nos vies demain. Bien sûr, notre liberté intervient dans nos choix d’achat. Mais certaines technologies (smartphone, ordinateur, etc.) se répandent tellement qu’elles en deviennent pratiquement incontournables. D’autant plus quand elles sont soutenues par des politiques publiques. Ainsi, le numérique a transformé nos quotidiens depuis quelques années, automatisant nos services publics, informatisant nos pratiques professionnelles, notre accès à la connaissance, etc. La crise du Covid a également joué en sa faveur, balayant les dernières critiques à son sujet.

Entre les projets portés par nos gouvernants et les aspirations des citoyen·ne·s, le gouffre semble de plus en plus grand. Quand nos dirigeants n’ont que la 5G à offrir, c’est le symptôme d’un vide, un vide politique[14], nous dit François Ruffin dans son dernier livre. Il nous semble à présent évident que les technologies, qui renforcent le matérialisme de nos sociétés, ne sont pas synonymes de bonheur et de mieux-être pour toutes et tous. Ruffin remet à l’avant-plan la primauté du lien social qu’expriment les citoyen·nes eux/elles-mêmes, l’attention à leurs proches, la communauté comme vecteur de confiance et cohésion sociale. Lutter davantage contre les inégalités permettrait de diminuer l’importance de l’image sociale fondée sur la possession matérielle.

Bihouix va dans le même sens quand il dit qu’« il est indéniable en effet que tout ce qui nous faisait Hommes – à savoir ce qui nous entoure, car l’Homme est un animal social qui se construit dans l’altérité – la nature, la ville à échelle humaine, les relations familiales et sociales, les systèmes de valeurs, la transmission du savoir, etc., est bousculé, transformé, remis en question et parfois balayé par les évolutions technologiques. La fin de l’humanité à redouter, ce n’est peut-être pas la fin des Hommes, mais d’une bonne partie de ce qui nous a jusqu’ici constitué comme êtres humains ». A quel point les technologies transforment-elles notre manière d’être aux autres et au monde qui nous entoure ?

C’est pourquoi nous rejoignons François Ruffin dans la nécessité de redéfinir le progrès, non pas comme technique, mais humain[15], en valorisant notamment la dimension du soin apporté aux autres, de la bienveillance, de l’éducation, du dialogue, de la mesure ou tempérance. Car « le progrès, c’est d’admettre des limites, de les poser, et de les imposer. Nous avons besoin de ces limites, elles nous font du bien[16] ». Le Pape va dans le même sens et invite à ralentir : « Le moment est venu de prêter de nouveau attention à la réalité avec les limites qu’elle impose. Il est possible d’élargir de nouveau le regard et la liberté humaine est capable de limiter la technique, de l’orienter, comme de la mettre au service d’un autre type de progrès, plus sain, plus humain, plus social, plus intégral[17] ».

Pour cela, le questionnement collectif sur les besoins est essentiel. Cessons de penser que toute innovation mérite d’être réalisée. Nous devons nous concerter démocratiquement sur ce que notre société décide ou non de produire et renoncer aux absurdités écologiques telles que les nombreux objets connectés qu’on nous promet pour demain, ou encore la 5G. Dans l’esprit low tech[18], ré-orienter la recherche et l’innovation en fonction de l’économie de ressources et d’énergie est plus que jamais essentiel.

PS : A ceux qui tourneront en dérision la critique des technologies, nous leur répondrons que « l’opposition au changement technique ne consiste pas dans un refus de la technique, elle vise à s’opposer à l’ordre social et politique que celle-ci véhicule ; plus qu’un refus du changement, elle est une proposition pour une trajectoire alternative. Mais encore faut-il entendre ce que disent les opposants, comprendre leurs raisons au lieu de stigmatiser leur ignorance supposée[19] ».

Géraldine Duquenne.


[1] LETENDRE L., Notre rapport au monde est-il essentiellement technique?, 2019.

[2] Même si l’apparition des machines suscita aussi des vagues de protestation de la part d’ouvriers qui virent leurs emplois disparaître. Citons par exemple le mouvement luddite.

[3] Ibid.

[4] STIEGLER B., https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/profession-philosophe-6262-bernard-stiegler-il-ne-faut-pas-rejeter-les-techniques-mais-les-critiquer

[5] Green Deal, p.7.

[6] Plan national pour la reprise et la résilience, juin 2021, p. 12.

[7] Encyclique Laudato Si du Pape François, 2015.

[8] Voir pour cela l’analyse de Géraldine Duquenne, « La sobriété numérique, le seul choix possible ».

[9] SPW, « L’empreinte du numérique : une hausse inédite », 2019.

[10] A découvrir sur ce lien.

[11] Philippe Bihouix, Les technosciences, ou l’utopie corrompue, Quand l’idéologie du progrès capture notre avenir, Dans Revue du Crieur 2015/2 (N° 2), pages 112 à 127.

[12] Ibid.

[13] KOVEL Joel, Le capital et la domination de la nature, dans Ecologie et Politique, 2009/1 (n°38).

[14] RUFFIN F., Leur progrès et le nôtre. De Prométhée à la 5G., 2021, P. 83.

[15] RUFFIN F., Leur progrès et le nôtre. De Prométhée à la 5G., 2021, P. 83.

[16] RUFFIN F., Leur progrès et le nôtre. De Prométhée à la 5G., 2021, P. 125.

[17] Encyclique Laudato Si du Pape François, 2015, p. 102.

[18] Voir l’analyse de Géraldine Duquenne « Low tech et sobriété comme moteurs de la transition écologique ».

[19] JARRIGE François, Techno-critiques. Du refus des machines à la contestation des techno-sciences. Paris, la Découverte, 2014, p. 12.

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