La coopération judiciaire dans la région des Grands-Lacs : adoptée et pourtant ignorée.

Les États de la région des Grands Lacs ont adopté un cadre légal important en matière de coopération judiciaire depuis les années 70. Cependant, ces accords sont très peu mis en œuvre, alors même que, l’implémentation des accords régionaux est nécessaire pour permettre le renforcement des systèmes judiciaires et ainsi, contribuer à la stabilité de la région.

Crédit photo : Pexels – EKATERINA BOLOVTSOVA

La région des Grands Lacs est empreinte depuis une trentaine d’années de crises politiques majeures, de conflits internes et régionaux qui ont engendré des milliers de morts et de larges déplacements de population[1].

Les pays de la région des Grands Lacs souffrent de diverses formes de criminalité transfrontalière, telles que la gestion et le trafic illégal de ressources naturelles, les violations des droits humains, y compris les violences sexuelles, le trafic de migrants et la traite des personnes, qui peuvent entraîner de l’instabilité en raison de l’impunité des auteurs de ces crimes.

Les auteurs des crimes les plus graves, circulent et s’installent dans les Etats voisins entrainant, là aussi, une criminalité transfrontalière. Pour garantir la répression des violations des droits humains, la RD Congo, le Burundi et le Rwanda sont amenés à coopérer afin de lutter efficacement contre l’impunité. La coopération judiciaire pénale implique la collaboration des juridictions nationales, internationales et régionales afin de lutter contre la criminalité.

Un cadre légal relativement bien fourni

Au niveau international, en ratifiant les Conventions de Genève de 1949, les États de la région sont tenus de respecter le principe aut dedere aut judicare. Cette obligation impose à l’État sur le territoire duquel se trouve l’auteur présumé d’un crime de l’extrader (aut dedere)ou de le juger (aut judicare).

De plus, les Conventions des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, la corruption et les disparitions forcées prévoient un cadre légal vaste de coopération internationale concernant ces crimes spécifiques et ont été signées et ratifiées par les trois États qui nous intéressent.

Concernant les instruments de la région des GrandsLacs, une Convention régionale a été adoptée dans le but d’encadrer la coopération judiciaire internationale entre le Burundi, le Rwanda, la RD Congo et la Tanzanie.  Il s’agit de la Convention judiciaire de la Communauté Economique des Pays des Grands Lacs (CEPGL) ainsi que son Protocole relatif à l’entraide judiciaire journalière, tous deux adoptés en 1975.

Plus récemment, lors de la Conférence internationale sur la Région des Grands Lacs en 2006, les États de la région ont adopté le Pacte sur la sécurité, la stabilité et le développement dans la région des Grands Lacs. Ce Pacte à portée générale est doté de dix Protocoles dont un portant sur la coopération judiciaire. Ce Protocole comporte deux parties : l’une sur la coopération en matière d’enquêtes et de poursuites, l’autre sur l’extradition. La procédure d’extradition permet à un État étranger d’obtenir d’un autre État, la remise d’un inculpé ou d’un condamné.

En février 2013, onze pays, dont les trois en question, ont signé à Addis-Abeba, parrainé par l’ONU. Selon ce document, les pays signataires s’engagent, entre autres, à ne pas héberger ni protéger les personnes accusées de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de crimes de génocide. Fin 2016, a été créé à Nairobi, le Réseau de la Coopération Judiciaire de la région des Grands Lacs (RCJGL) afin de répondre aux engagements de l’Accord-Cadre de 2013. Cadre sur la paix, la sécurité et la coopération, parrainé par l’ONU. Selon ce document, les pays signataires s’engagent, entre autres, à ni héberger ni protéger les personnes accusées de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de crimes de génocide. Fin 2016, a été créé à Nairobi, le Réseau de la Coopération Judiciaire de la région des Grands Lacs (RCJGL) afin de répondre aux engagements de l’Accord-Cadre de 2013.

Bien que quelques exemples de coopération judiciaire peuvent être avancés entre les trois États, ils ne permettent pas de répondre à l’étendue de la criminalité transfrontalière. En effet, l’impunité reste la règle, et l’établissement des responsabilités, l’exception.

Les écueils de la coopération judiciaire dans la région des GrandsLacs

  • Les États adoptent des accords mais ne les exécutent pas

De manière générale, les instruments régionaux visent à offrir un développement économique et social des États et des populations. En ce sens, pour avoir un impact réel sur la vie quotidienne des citoyen.nes, ces instruments doivent être mis en œuvre. Les organisations internationales, telle que la CEPGL, ne sont pas directement chargées de la mise en œuvre des instruments, cette mission est réservée aux États signataires. 

Ainsi, la coopération régionale est un domaine dans lequel la souveraineté des États est particulièrement importante. En matière de coopération judiciaire, un État peut refuser une demande d’extradition ou de mise en application du principe aut dedere aut judicare, s’il estime que sa souveraineté est violée ou si ses lois ne le permettent pas.

Néanmoins, l’organisation régionale peut offrir un appui à la mise en œuvre des instruments, via des mécanismes d’assistance, des mécanismes de plaidoyer, des mécanismes de conformité, des mécanismes de suivis ou encore des mécanismes de règlement des différends. Par exemple, il existe un mécanisme régional de suivi de l’Accord-cadre pour la paix, la sécurité et la coopération pour la RD Congo et la région.

Contrairement à la Convention judiciaire de la Communauté Economique des Pays des Grands Lacs de 1975  et à son protocole, l’article 30§1 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, permet de saisir la Cour internationale de Justice en cas de litige. Pour assurer une coopération judiciaire efficace, une des solutions pourrait être la création d’une juridiction par la CEPGL, ou la possibilité de saisir une juridiction déjà existante.

  • Les lois nationales ne tiennent pas compte des accords régionaux

Les instruments adoptés au niveau régional doivent être appliqués à l’échelle nationale afin de sortir des effets juridiques et pratiques. Souvent, cette mise en œuvre dépend des régimes constitutionnel et juridique de chaque pays. Pour faciliter la coopération judiciaire régionale et la rendre effective, les États membres de la CEPGL doivent adopter des lois nationales harmonisées.

Cependant, la lecture des dispositions nationales des États montre que certains ont des textes antérieurs à la Convention judiciaire de 1975 et au Protocole de 1975, ce qui peut poser des problèmes dans l’exécution des demandes. En l’occurrence, le droit national de la RD Congo s’appuie toujours sur le décret de 1886 sur l’extradition et ne tient pas compte de la Convention et de son Protocole signés ultérieurement.

Il est donc important d’harmoniser les différentes législations nationales pour permettre une coopération judiciaire efficace et mutuellement avantageuse. Tout d’abord, l’harmonisation faciliterait l’exécution des demandes et éviterait les complications qui peuvent survenir lorsque les lois nationales sont différentes. Enfin, elle renforcerait la confiance mutuelle entre les États membres et faciliterait la résolution des problèmes transfrontaliers.

Néanmoins, les États peuvent avoir des systèmes juridiques, des cultures juridiques et des priorités différentes en matière de coopération judiciaire. Il peut donc être difficile de trouver un terrain d’entente et parvenir à un consensus sur les questions spécifiques liées à la coopération judiciaire. L’harmonisation peut prendre du temps et nécessiter des ressources importantes.

  • Abolition de la peine de mort : la RD Congo toujours sous moratoire

Bien que les normes impératives du droit international n’exigent pas l’abolition de la peine de mort, depuis l’affaire Soering, portée devant la Cour européenne des droits de l’Homme, la présence de la peine de mort dans l’arsenal État est devenue un obstacle à la coopération judiciaire, car elle est en contradiction avec le droit à la vie. Il est de la responsabilité des États de respecter et de garantir le droit à la vie. Par conséquent, les États doivent s’abstenir d’extrader ou de transférer des personnes vers des pays où elles risquent de subir une violation de leur droit à la vie.

En RD Congo, la peine de mort est toujours appliquée à certains crimes, bien qu’elle ait été abolie par les législateurs rwandais et burundais, elle entrave donc, l’efficacité de la coopération judiciaire. En juin 2023, la RD Congo n’avait pas encore ratifié le deuxième Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, visant à abolir la peine de mort. Bien que la peine de mort ait été suspendue en RD Congo depuis 2003, les tribunaux congolais continuent de prononcer des condamnations à mort, mais la peine est automatiquement commuée en prison à vie.

Certains pays refusent, dès lors, d’extrader des personnes soupçonnées d’avoir commis des crimes internationaux graves vers la RD Congo car la peine de mort est toujours en vigueur dans sa législation. En l’occurrence, le Rwanda, pays abolitionniste depuis 2007,  considère la peine de mort comme un motif de refus de la demande d’extradition.

  • Des conditions carcérales qui ne permettent pas une coopération judiciaire efficace

La coopération judiciaire peut être affectée par les questions modernes des droits humains, notamment lorsqu’il est prouvé que l’État qui demande l’extradition, ne dispose pas de conditions carcérales appropriées.

Selon Maitre Mulenda et Maitre Banza, respectivement avocat à la Cour pénale internationale et membre de la commission permanente des reformes du droit congolais, les conditions carcérales en RD Congo sont lamentables. Les prisons sont souvent surpeuplées, manquent de nourriture et d’eau potable, et les prisonniers n’ont pas accès à des soins médicaux adéquats. Les conditions de vie dans les prisons sont, la plupart du temps, insalubres et les prisonniers peuvent être soumis à des violences physiques et sexuelles. Les organisations de défense des droits de l’homme ont signalé des cas de torture, de détention prolongée sans procès équitable et de conditions inhumaines dans les prisons congolaises[2]. Le Rapport Acat fait état de conditions similaires au sein des services pénitenciers burundais. 

Par conséquent, l’extradition vers ces États est entravée lorsque des motifs sérieux de violation des droits humains sont avancés. Les pays membres de la CEPGL devraient, dès lors, améliorer leurs conditions carcérales pour faciliter la coopération judiciaire en matière pénale.

La nécessité d’une coopération judiciaire effective pour la stabilité de la région

Bien que les engagements politiques soient exprimés concernant la coopération judiciaire dans la région, leur exécution n’est pas satisfaisante. Ce manquement alimente l’impunité des chefs militaires et autres supérieurs hiérarchiques accusés de crimes internationaux qui bénéficient d’une protection dans leur propre État ou dans les États voisins. Il existe une nécessité accrue de coopération judiciaire entre les pays de la région, en particulier en ce qui concerne les demandes d’extradition et d’assistance judiciaire, aux niveaux national, régional et international[3].

Il reste encore beaucoup à faire politiquement et juridiquement pour lutter efficacement contre l’impunité et traduire en justice les auteurs de crimes, notamment en ce qui concerne violences sexuelles et les violences à l’encontre des femmes. La coordination et la coopération judiciaire sont d’autant plus importantes quant aux enquêtes sur les crimes internationaux compte tenu de l’ampleur des répercussions de ces crimes dans les sociétés.

Les crimes graves présentent de sérieux défis politiques, juridiques et institutionnels, mais des progrès réels peuvent être atteints si la coopération mutuelle et la confiance se développent entre les États de la région des GrandsLacs. La Commission Justice & Paix appelle les Etats à travailler conjointement au niveau judiciaire, ainsi, les pays pourraient renforcer leurs relations et permettraient l’avènement d’une certaine stabilité dans la région. Les instruments non mis en œuvre nuisent à la réputation de l’organisation régionale concernée et à la crédibilité du système international dans son ensemble. C’est pourquoi, la Belgique ainsi que ses citoyen.nes, sont concernés par l’importance d’une coopération active et efficace. En outre, la répression des crimes internationaux améliorerait la confiance des citoyens en leurs gouvernements, services de sécurité et institutions judiciaires, renforcerait les relations de confiance et de collaboration entre les États voisins et contribuerait à la stabilité de la région.

Louise Lesoil.


[1] Conflits, développement et regards à l’avenir de la RDC: mots de Nord Kivu – Lo Spiegone

[2] Dans les prisons de la République démocratique du Congo, « des conditions de vie infernales » (lemonde.fr)

[3] Coopération judiciaire et droits de l’homme | OSESG-GL (unmissions.org)

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